Authenticité sur commande
Le paradoxe des influenceurs

Nous connaissons la chanson. Les Millennials et la Génération Z veulent des « expériences authentiques ». En attendant, ils dénichent leur inspiration dans les mêmes mégafeeds, réservent via les mêmes liens en bio et se retrouvent tous devant le même petit café « secret ». Il y a un malaise. Non pas parce que les jeunes manquent de sincérité, mais parce qu’authenticité et portée de masse ne font tout simplement pas bon ménage. Ce qui est rare perd de son éclat dès que cela devient viral.
Aujourd’hui, l’authenticité se découvre via un algorithme qui optimise précisément la moyenne : ce qui semble « assez bien » pour un très grand nombre de personnes l’emporte. C’est pratique et confortable — personne n’a le temps de redécouvrir chaque ville — mais cela débouche sur des choix prévisibles. Le coucher de soleil « unique » depuis cette corniche aura déjà été photographié des centaines de fois par heure avant votre arrivée. Est-ce que cela rend votre moment moins vrai ? Non. Mais le contexte, lui, est celui d’une production de masse.
Il y a aussi de la confusion autour de la notion d’« authenticité ». Il y a le décor (est-ce local, non mis en scène, préservé ?) et il y a le ressenti (est-ce que cela me semble vraiment être mon expérience ?). Dans notre secteur, cette distinction n’est pas nouvelle : quelque chose peut être orchestré et pourtant profondément toucher. On peut être sincèrement heureux dans un lieu découvert via une vidéo virale. Ce ressenti est réel. Mais le décor, lui, n’est plus rare. On confond souvent les deux, et les marketeurs en profitent. Le « vrai » est devenu une tonalité : lumière chaleureuse, vidéo granuleuse, voix-off amicale. L’authenticité comme esthétique.
Pourquoi les marques, les destinations et les créateurs tiennent-ils tant à ce que l’on continue d’y croire ? Parce que « authentique » inspire la confiance. Cela efface l’odeur de la publicité et la remplace par « un bon plan d’un ami qui te ressemble ». C’est le lubrifiant de l’économie de l’influence. Et les influenceurs ? Ce sont les nouveaux agents de voyage : ils citent des lieux, composent des itinéraires, montent des émotions, et concluent avec un code promo. Rien de mal à cela, tant qu’on ne prétend pas qu’il s’agit de découvertes spontanées. Le feed n’est pas une boussole, c’est une vitrine.
Est-ce que cela rend la Gen Z hypocrite ? C’est un peu facile. Les jeunes évoluent dans un monde où le risque est réduit à néant : avis, étoiles, tops 10, « must-do ». La promesse d’authenticité est avant tout une promesse de réassurance : vous faites le « bon » choix, vous obtenez une histoire qui colle, vous n’êtes pas à contre-courant. La reconnaissance joue aussi. Soyons honnêtes : c’est agréable d’être là où d’autres sont déjà allés, et de reproduire exactement cette image que vous trouviez belle. L’authenticité devient alors une communauté de style plutôt qu’une quête d’inédit.
Mais cette route balisée a un prix. Les lieux deviennent des décors, les habitants des figurants, et l’expérience un scénario. Ce n’est pas du pessimisme culturel, c’est un constat pratique. Qui reste dans les trois mêmes rues de cinq mêmes villes aura les mêmes expériences, avec d’autres motifs au sol. Et celui qui colle « pépite cachée » partout ne cache plus rien. L’authenticité, mais sans oxygène.
Que faire ? D’abord : parler honnêtement de la chaîne. Si une vidéo est sponsorisée ou contient des liens affiliés, disons-le. Pas parce que la transparence est sacrée, mais parce qu’elle aligne les attentes. « C’est commercial » n’est pas la fin de la magie, c’est le début d’un marketing adulte. Indiquons aussi, si besoin, combien de visiteurs un lieu peut réellement accueillir. Cela renforce la recommandation au lieu de l’affaiblir.
Ensuite : changeons la promesse. Non pas « voici un lieu rare », mais « voici un contexte rare ». Un contexte est plus difficile à copier qu’un lieu. Pensez à des moments particuliers (partir à l’aube avec le pêcheur), à de petits rituels (faire du pain ensemble le mercredi à la coopérative), à un accès éphémère (l’arrière-boutique du disquaire où quatre personnes écoutent des vinyles le vendredi soir). Ce sont des micro-mondes qui n’ont pas besoin d’être viraux pour être précieux. On ne vend pas un selfie, on vend un rôle.
Et oui, cela demande d’autres créateurs. Les grands noms restent utiles pour la portée — très bien. Mais la crédibilité et la nuance résident plus souvent chez les micro- et nano-créateurs, dans les sous-cultures et les quartiers où l’histoire ne tient pas en dix secondes. Ne leur demandez pas « la liste ultime », mais une perspective : à quoi ressemble cet endroit un lundi pluvieux ? Comment salue-t-on les gens ici ? Qu’est-ce qui ne fait pas partie du décor ? On n’envoie pas les gens dans un décor, on les présente à un monde vécu.
Enfin : introduisons un peu de friction. Les algorithmes promettent des expériences sans frottement, mais bien des souvenirs doivent leur éclat à un brin de contrariété. La balade qu’on n’avait pas vue venir. Le détour parce que le ferry part plus tard. L’atelier où l’on se salit les mains, sans personne pour filmer. La friction rend l’histoire vôtre, pas celle du feed. Elle n’est pas l’ennemie de l’authenticité, elle en est la gardienne.
Que signifie tout cela pour le secteur ? Arrêtons de crier « unique » là où règne la foule. Appelons un lieu touristique une destination populaire, et précisons quand elle reste vivable. Récompensons les créateurs de contenu pour la diversité des propositions, pas pour le énième cliché du même ruelle. Donnons aux acteurs locaux la maîtrise de leur récit, y compris le droit de dire non. Et n’ayons pas peur du silence : toute expérience n’est pas une publication.
Voyager de façon authentique reste possible, même à l’ère du bon plan viral. Cela demande simplement une nouvelle définition : non pas rare au sens de « personne ne connaît », mais rare au sens de « cela ne peut arriver que comme ceci, avec ces personnes, à ce moment précis ». Et l’ironie, c’est que cette approche semble bien plus naturelle. Moins de grandiloquence, plus d’attention. Moins de « pépite cachée », plus de « tout simplement ». Et voilà : c’est justement là que la vraie vie recommence.
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